CHAPITRE IV
La ruelle n’était qu’une simple ruelle. Dans le bout donnant sur Orléans Street, je vis un parc à autos et une fabrique de bonbons.
Un réverbère éclairait l’extrémité de la ruelle, donnant sur Orléans Street, un autre du côté de Franklin. Street, sous le métro aérien. La ruelle n’était pas particulièrement sombre. Vers le milieu, la visibilité n’était pas fameuse, mais, d’Orléans Street on verrait très facilement la silhouette d’une personne se dirigeant vers Franklin Street.
Maintenant, la ruelle était déserte.
Au milieu, s’élevaient l’arrière de vieux bâtiments dont les façades donnaient sur Huron et sur Erie. Du côté Erie ces maisons avaient des porches en bois, avec des balustrades ; des marches de bois menaient aux portes. Du côté Huron, les murs étaient nets, perpendiculaires à la ruelle.
— S’il est venu par ici, dit mon oncle, on a dû le suivre, car il aurait aperçu un individu embusqué dans l’allée.
Je désignai les porches.
— Le criminel a pu se poster sur une des marches supérieures, voir arriver un homme qui titube, descendre vivement et l’attaquer par-derrière.
— Peu probable. Il faudrait supposer que l’assaillant habite là. Or, on ne fait pas un coup pareil dans sa propre rue, et je doute que ton père ait été soûl au point de tituber.
— Mon hypothèse me semble plausible, néanmoins.
— Nous la vérifierons, nous interrogerons les gens qui habitent ces maisons. Il faut tout envisager. En te disant mon scepticisme, je n’entendais pas négliger une possibilité, même peu vraisemblable.
Nous parlions à voix basse, comme on fait dans une ruelle, la nuit, tout en nous dirigeant vers l’extrémité donnant sur Franklin Street. De chaque côté des immeubles en briques de trois étages, avec des entrepôts, des magasins de marchandises, au rez-de-chaussée.
Soudain, mon oncle se baissa.
— Du verre provenant d’une bouteille de bière ! C’est arrivé ici.
Je me sentis envahi par une curieuse sensation, presque un vertige. « Ici… c’est ici que mon père trouva la mort. À l’endroit où je me tiens… »
Pour cacher mon trouble, je me penchai aussi vers le sol. Du verre ambré ; il y avait assez de débris, sur une surface de quelques mètres, pour qu’on puisse supposer qu’ils provenaient de deux ou trois bouteilles.
Les débris étaient éparpillés, bien entendu, écrasés par les passants, les voitures. Ce n’était plus qu’une fine poussière mais les bouteilles étaient certainement tombées ici, au milieu de la ruelle.
— Voici un morceau qui porte encore un bout d’étiquette, dit mon oncle. Voyons si c’est la marque que vend Kaufman.
Je le pris et marchai jusqu’au réverbère du bout de la ruelle.
— C’est un fragment d’étiquette « Topaze », comme j’en ai vu des milliers, sur les bouteilles que papa apportait à la maison. Kaufman vend de la « Topaze », bien sûr, mais c’est une marque très répandue dans le quartier, ça ne prouve pas absolument qu’elle vient de chez lui.
Mon oncle me rejoignit et nous regardâmes dans Franklin Street. Une rame du métro aérien passa avec un bruit de tonnerre presque au-dessus de nos têtes, un bruit suffisant, songeai-je, pour couvrir même des coups de revolver, à plus forte raison la chute d’un corps. C’était peut-être pour cette raison que le drame avait eu lieu ici, plus près du bout de la ruelle, au lieu de survenir au centre où l’obscurité était plus profonde. Le bruit comptait aussi, outre l’obscurité. Si l’assassin avait surpris papa ici, le vacarme du métro avait dû couvrir ses appels au secours.
Je regardai les magasins, des deux côtés de la ruelle. L’un servait de dépôt à des ustensiles de plomberie, l’autre était vide, depuis longtemps, à en juger par la saleté des vitres, qui empêchait de voir à travers.
— Eh bien, Ed ? fit mon oncle.
— Oui, je crois que nous ne pouvons en faire plus ce soir…
Nous primes Franklin Street vers Wells.
— J’ai une faim de loup, reprit mon oncle. Je n’ai rien pris depuis midi, toi non plus. Allons chez Clark.
Ce bar restait ouvert toute la nuit. Je n’avais guère faim et me contentai d’abord d’un sandwich. Mais, l’appétit vient en mangeant et j’en commandai d’autres, comme mon oncle.
— Quelles sont tes intentions, Ed ? me demanda-t-il, au bout d’un moment.
— Que voulez-vous dire ?
— Je voudrais savoir ce que tu comptes faire dans l’existence.
— Mais, continuer mon métier, sans aucun doute. L’imprimerie, c’est un bon boulot.
— Je le crois. Tu resteras à Chicago ?
— Je n’y ai guère pensé encore. Mais je resterai ici jusqu’à la fin de mon apprentissage, en tout cas.
— Je te félicite d’aimer ton métier. Un métier, c’est ce qu’il faut à un homme. Mais possède-le, ne te laisse pas posséder par lui. Même réflexion pour les femmes…
Il se mit à rire.
— À quoi rêves-tu, Ed ? ajouta-t-il.
Je le regardai, vis qu’il parlait sérieusement.
— De la psychanalyse ?
— Si tu veux.
— Ce matin, j’ai rêvé que je passais la main à travers une vitrine de bric-à-brac pour saisir un trombone. Gardie arriva, sautant à la corde sur le trottoir, et je me réveillai avant de pouvoir saisir l’instrument… En savez-vous assez sur mon compte, maintenant ?
Mon oncle sourit.
— Oui. C’était facile, du reste : méfie-toi de cette petite. Elle serait néfaste pour toi, comme Madge l’a été… N’y pense plus. Et le trombone ? En as-tu jamais joué ?
— Guère. Un peu à l’école, j’en avais emprunté un pour apprendre et faire partie de l’orchestre scolaire. Mais des voisins se sont plaints, je devais faire beaucoup de bruit. Dans un appartement, c’est difficile. Maman n’était pas contente, non plus.
Le type derrière le comptoir nous apporta de nouveaux sandwiches. Un peu rassasié, maintenant, je trouvai que le mien avait l’air énorme. Je pris le flacon de « ketchup » et me mis en devoir de l’assaisonner avec la sauce épaisse, qui coula avec des glouglous.
On dirait du…
Je fermai mon sandwich et j’essayai de ne pas penser. Mais je me retrouvais dans la ruelle… Je ne savais même pas si le sang avait coulé ; on peut mourir d’un coup de matraque sans saigner.
Je ne pouvais m’empêcher de voir la tête de papa maculée de sang.
Ce sandwich me donnait mal au cœur. Je m’efforçai de ne pas penser, d’éviter la nausée…
J’évitai de le regarder et dis à mon oncle :
— Peut-être que maman m’attend. Nous n’avons pas pensé à la prévenir que nous rentrerions tard. Il est plus d’une heure.
— Ciel ! J’avais oublié, aussi ! Tu ferais bien de rentrer vite.
J’abandonnai mon sandwich et nous nous séparâmes sur le trottoir. Je me dirigeai en hâte vers notre maison de Wells Street.
Maman avait laissé la lumière allumée dans l’entrée, mais ne veillait pas, ce dont je fus satisfait, car cela m’évitait des explications inutiles.
Je me couchai et m’endormis aussitôt.
Je me réveillai avec une drôle de sensation. Ma chambre n’avait pourtant pas changé. Un matin comme tant d’autres, et pourtant je restai un moment avant de me rendre compte de la différence : mon réveil ne fonctionnait pas, je ne l’avais donc pas remonté.
Je me levai et j’allai prendre l’heure à la pendule de la cuisine : il était sept heures une minute.
Bizarre ! Je m’étais réveillé à l’heure.
Personne n’était levé. La porte de Gardie était ouverte, elle avait encore enlevé son pyjama pour dormir. Je me hâtai de revenir chez moi.
Je remontai mon réveil et me recouchai, en m’octroyant une heure ou deux de sommeil supplémentaire. Mais je ne pus m’assoupir. Le silence de l’appartement, uniquement rompu par le tic-tac du réveil, me parut accablant.
Ce matin, je ne réveillerai pas papa. Je ne le réveillerai plus jamais…
Je me levai et m’habillai.
En allant à la cuisine je fis une halte devant la porte de Gardie. Je me dis : elle veut que je la regarde ; moi aussi, je veux contempler ses charmes, alors pourquoi m’en priver ?
Peut-être ne cherchais-je qu’un dérivatif à mon chagrin.
Au bout d’un instant, écœuré de moi-même, je repartis pour la cuisine où je me préparai une tasse de café. En la buvant, je me demandai à quoi j’emploierai ma matinée. Mon oncle se lèverait tard, sans doute, c’est l’usage, chez les gens du voyage. Et nous ne pouvions faire grand-chose avant l’enquête et l’enterrement.
En outre, à la lumière du matin, nos projets me parurent soudain assez enfantins. Un petit gros à moustaches, flanqué d’un galopin, s’imaginant qu’ils allaient dénicher, dans Chicago, le voyou qui avait fait le coup !
Je songeai au détective aux cheveux roux, aux yeux fatigués, l’homme que l’oncle Ambroise avait acheté pour cent dollars, ou qu’il s’imaginait avoir acheté…
En pyjama et pieds nus, Gardie fit irruption dans la cuisine. Les ongles de ses pieds étaient faits.
— Bonjour, Eddie. Un peu de café ?
Elle bâilla, s’étira comme une chatte.
Je lui donnai une tasse, elle s’assit sur la table.
— C’est aujourd’hui, l’enquête ?
Elle avait l’air excité, annonçait cet événement comme un match de football.
— Je me demande si l’on exigera mon témoignage, dis-je.
— Je ne le pense pas, Eddie. Ils ont parlé seulement de maman et de moi. C’est moi qui l’ai identifié. Maman s’est presque évanouie, chez l’entrepreneur de pompes funèbres, alors j’ai regardé…
— Comment a-t-on su son nom ? Je veux dire que papa ne devait pas avoir des papiers d’identité sur lui, autrement les flics seraient venus aussitôt ici, en pleine nuit, dès qu’ils l’ont trouvé !
— Bobby Reinhart le connaissait.
— Qui ?
— Bobby travaille chez Mr. Heiden, il apprend le métier d’entrepreneur de pompes funèbres. Je suis sortie quelquefois avec lui. Il connaissait papa de vue. À sept heures, Bobby est arrivé à son travail et il a dit à son patron qui c’était, dès qu’il est entré dans la pièce qui sert de… morgue.
— Oh !
Je me rappelai alors ce garçon de seize ou dix-sept ans, assez déplaisant, aux cheveux laqués. À l’école, il portait toujours des vêtements du dimanche ; et il se prenait pour un bourreau des cœurs.
Je fus écœuré à l’idée qu’il aidait peut-être son patron… pour mon père.
Nous terminâmes notre café. Gardie retourna chez elle pour s’habiller. J’entendis maman qui se levait.
Je me rendis dans le living-room et pris un magazine. Il pleuvait, dehors, une pluie fine, persistante. Mon magazine était une publication consacrée à la littérature policière. Je me mis à lire l’histoire d’un homme riche trouvé mort dans son appartement, le cou serré par une corde de soie, mais il avait été empoisonné. Bien entendu, les suspects abondaient : une jeune secrétaire que l’homme courtisait, un neveu qui héritait, un gangster, etc… Au chapitre III, au moment même où le gangster est presque convaincu du crime, il est lui-même assassiné, on le trouve avec une corde au cou, or il a bien été étranglé, mais pas au moyen de cette corde-là…
Je reposai le magazine. Quelle idiotie ! Dans la vie, un meurtre n’est pas commis ainsi…
J’en sais quelque chose.
Pour quelle raison, je l’ignore, je me rappelai une lointaine visite à l’aquarium. Papa m’y avait mené un jour. Je pouvais avoir cinq ou six ans et ma mère vivait encore. Je me souviens d’avoir ri avec papa en contemplant certains poissons, qui m’amusèrent par leurs gueules rondes, leur air étonné. Papa riait beaucoup à cette époque-là.
Gardie annonça à maman qu’elle allait chez une amie et qu’elle serait de retour à midi.
Il plut toute la matinée.
L’enquête officielle eut lieu dans la grande salle, chez Heiden, en présence d’une quarantaine de personnes.
L’oncle Ambroise était assis au dernier rang. Il fit semblant de ne pas me reconnaître. Je m’arrangeai pour rester derrière maman et Gardie, et pris un siège sur l’avant-dernier rang, de l’autre côté de la pièce.
Un homme de petite taille, portant lunettes, s’affairait devant nous. J’appris ensuite qu’il s’appelait Wheeler et qu’il faisait fonction de coroner. Il paraissait pressé de commencer et de mener rondement les choses.
Bassett était là, ainsi que d’autres policiers, l’un en tenue, les autres pas. J’aperçu un homme au nez mince et pointu, l’aspect d’un joueur professionnel.
Sur le devant de la pièce, six hommes étaient assis sur des sièges adossés au mur.
Le coroner réclama le silence et s’adressant à l’assistance demanda si personne n’élevait d’objection contre le choix des six membres du jury. Aucune objection. Il leur demanda ensuite s’ils connaissaient Wallace Hunter, s’ils étaient au courant des circonstances de sa mort, s’ils se sentaient capables de rendre un verdict juste et impartial après avoir entendu les dépositions…
Satisfait des réponses obtenues, il emmena ensuite les six jurés dans la morgue pour qu’ils voient le corps du décédé. Puis, ils prêtèrent serment.
Ces formalités me parurent pompeuses, malgré leur apparence de simplicité, et un peu irréelles.
Il me semblait assister à un mauvais film.
Ensuite, le coroner appela les membres de la famille. Maman se leva, s’avança, prononça des paroles inintelligibles en réponse à une formule également inintelligible, déclina ses noms et qualités. Le coroner posa beaucoup de questions au sujet de papa.
— Quand avez-vous vu votre mari pour la dernière fois, Mrs. Hunter ?
— Jeudi soir, vers neuf heures, quand il est sorti.
— A-t-il dit où il allait ?
— Non, il parla d’aller boire un verre de bière, j’ai supposé dans Clark Street.
— Sortait-il souvent, seul ?
— Eh bien… oui. Une ou deux fois par semaine.
— À quelle heure rentrait-il ?
— Vers minuit, quelquefois un peu plus tard.
— Combien d’argent avait-il sur lui, jeudi soir ?
— Je ne sais pas exactement. Vingt ou trente dollars. Mercredi est le jour de paye. Il me donna vingt-cinq dollars mercredi soir, pour le ménage. Il gardait toujours le reste, payait le loyer, le gaz et l’électricité.
— Vous ne lui connaissiez pas d’ennemis ?
— Non.
— Réfléchissez bien : vous ne voyez personne qui pourrait avoir eu des raisons de le haïr ?
— Non, personne.
— Vous ne connaissez personne qui profiterait financièrement de son décès ?
— Que voulez-vous dire ?
— Avait-il de la fortune, des intérêts dans quelque affaire ?
— Non.
— Était-il assuré ?
— Non. Il le proposa une fois, je répondis que mieux valait placer l’argent destiné au payement des primes à la banque. Seulement nous ne l’avons pas fait.
— Avez-vous veillé pour l’attendre, jeudi soir ?
— Pendant un moment, puis je me dis qu’il tarderait et je m’endormis.
— Votre mari avait-il tendance, lorsqu’il avait bu, à prendre des risques, à s’égarer, par exemple, dans des quartiers peu sûrs ?
— Je le crains. Par deux fois il fut victime de voyous qui le volèrent dans des rues écartées.
— Mais il n’essaya pas de se défendre et ne subit pas de blessures ?
— Non. On se contenta de le voler.
Ceci était nouveau pour moi, car j’avais ignoré ces incidents. Je me rappelai, maintenant, qu’il s’était plaint, l’année dernière, d’avoir perdu son portefeuille, il avait dû se procurer de nouveaux papiers, une nouvelle carte de Sécurité sociale. Sans doute estimait-il que cela ne me regardait pas.
Le coroner dit à maman qu’elle pouvait se rasseoir. Il appela ensuite Miss Hildegarde Hunter.
Gardie se leva, subit les formalités d’usage et s’assit sur le siège des témoins. Elle croisa les jambes, ravie de les faire admirer.
On lui demanda seulement de confirmer qu’elle avait identifié papa. Je la devinai déçue quand elle revint à sa place.
Elle fut remplacée par un des policiers en civil. Son copain et lui montaient la voiture de police, ils avaient trouvé le corps.
Ils se dirigeaient vers le sud, à deux heures du matin, en roulant à petite allure, dans Franklin Street, sous le métro aérien. Ils braquèrent leurs phares dans la ruelle et virent papa étendu sur le sol.
— Il était mort lorsque vous êtes arrivés près de lui ?
— Oui, depuis une heure environ.
— Vous l’avez fouillé ?
— Oui. On l’avait dévalisé, nous ne trouvâmes ni portefeuille, ni montre. Une de ses poches contenait soixante-cinq cents.
— Faisait-il assez sombre dans cette ruelle pour que le cadavre ait pu échapper à l’attention d’un passant ?
— Je le crois. Il y a un réverbère dans Franklin Street, au coin de la ruelle, mais l’ampoule était grillée. Nous l’avons signalée, on a dû la remplacer.
— Avez-vous remarqué des signes de violence ?
— Eh bien, le visage était écorché, mais il a pu se faire mal en tombant, car il s’est écroulé la face en avant, après avoir été frappé.
— Vous ne savez pas cela, dit le coroner sèchement. Quand vous l’avez trouvé, son visage portait contre le sol. C’est bien cela ?
— Oui. Il était entouré de verre brisé provenant de bouteilles de bière. Ses vêtements étaient trempés de bière, le sol aussi.
— Le défunt portait-il un chapeau ?
— Nous en avons trouvé un à côté de lui, un chapeau de paille dure, mais qui n’était pas défoncé. Il ne pouvait l’avoir sur la tête au moment de l’agression. Pour moi, on a dû le frapper par-derrière. Le voyou s’est approché sans bruit, d’une main il a fait sauter le chapeau, de l’autre il l’a sonné. On ne peut faire sauter le chapeau d’un type en se présentant devant lui sans qu’il comprenne et essaye de se défendre…
— Pas de déductions, Mr. Horvath, des faits seulement ! Le défunt ne portait pas de chapeau, mais vous en avez trouvé un à côté de lui. Je vous remercie, vous pouvez disposer.
Le flic quitta le siège des témoins. Je me dis que nous avions fait une erreur de raisonnement, hier soir, due au fait que nous supposions le réverbère allumé. Or, il ne l’était pas et le bout de ruelle donnant sur Franklin Street devait être fort sombre.
Le coroner consultait ses notes, à nouveau. Il demanda si Mr. Kaufman était présent. Un homme trapu s’avança. Il portait des verres aux lentilles épaisses, qui donnaient à son regard un air brouillé. Mr. Kaufman était le propriétaire de la taverne de Chicago Avenue, « Chez Kaufman ».
Oui, le défunt, Wallace Hunter, avait passé une demi-heure environ à la Taverne, jeudi soir. En partant, Hunter avait déclaré, qu’il rentrait chez lui. Il avait bu un whisky et deux ou trois verres de bière, peut-être quatre, mais sûrement pas plus d’un whisky.
— Il est arrivé seul ?
— Oui, et il est parti seul.
— A-t-il dit qu’il rentrait chez lui ?
— Oui, je l’ai entendu prononcer des mots dans ce sens. Et il acheta quatre bouteilles de bière à emporter.
— Vous le connaissiez ?
— De vue, j’ignorais son nom avant que le policier me montre sa photo et m’apprenne sa mort.
— Combien de personnes se trouvaient dans votre établissement ?
— Deux clients, qui sont partis quand Hunter est arrivé. La soirée avait été creuse. Je fermai environ vingt minutes après son départ.
— Avez-vous vu combien d’argent Hunter avait sur lui ?
— Il changea un billet de cinq dollars, mais je n’ai pu voir ce que contenait son portefeuille.
— Ces deux clients, qui partirent quand il arriva : les connaissez-vous ?
— Un peu. L’un est un épicier juif de Wells Street, mais j’ignore son nom. L’autre l’accompagnait.
— Le défunt était-il en état d’ébriété ?
— On voyait qu’il avait bu, mais je ne dirais pas qu’il était ivre.
— Pouvait-il marcher droit ?
— Sûr ! Il avait la langue un peu pâteuse, voilà tout.
— Je vous remercie, Mr. Kaufman, vous pouvez disposer.
Le médecin légiste succéda au cabaretier. C’était le type au long nez mince, qui m’avait fait penser à un joueur professionnel. Il s’appelait le docteur William Haertel, et déclara, avec force détails techniques, que le défunt, attaqué par-derrière, avait été frappé à mort par un instrument contondant. Le médecin avait examiné le corps à deux heures quarante-cinq, et le décès, selon lui, avait eu lieu deux heures plus tôt.
Au moment où j’allais quitter la salle, une main timide se posa sur mon épaule. Je me retournai et dis : « Hello, Bunny ! »
Plus que jamais il avait l’air d’un lapin effrayé. Nous nous effaçâmes pour permettre à l’assistance de franchir la porte. Il me dit :
— Ed… je ne sais comment t’exprimer… Tu comprends ce que je veux dire. Puis-je faire quelque chose ?
— Merci, Bunny. Non, rien.
— Comment va Madge ? Comment supporte-t-elle…
— Elle est très frappée. Mais…
— Écoute, si je peux faire quelque chose, compte sur moi. J’ai un peu d’argent à la banque.
— Merci, Bunny, mais nous pouvons faire face aux dépenses.
Il s’était adressé à moi et j’en fus heureux, car maman aurait été capable d’accepter sa proposition, et j’aurais été, sans doute, obligé de rembourser ensuite. En outre, Bunny n’avait pas les moyens de prêter de l’argent. Je savais qu’il économisait depuis longtemps pour acheter un jour une petite imprimerie, son rêve de toujours. Et cela nécessite un sérieux capital !
— Puis-je venir vous voir ? demanda Bunny. Pour causer avec Madge et toi ? Crois-tu que cela lui ferait plaisir ?
— Sûr ! Maman t’aime bien. Je crois que tu es le seul ami de papa qu’elle apprécie. Viens quand tu voudras.
— Entendu, la semaine prochaine. Mercredi, c’est mon jour de congé. Ton père était un chic type, Ed !